Paris, le 13. 7. 2000
Cher Directeur,
J'ai quelques difficultés à reconnaître mes idées dans le résumé de mon intervention au colloque « Da Marx a Gramsci, da Gramsci a Marx » que vous avez publié dans le bulletin nº 10 de l'IGS (p. 28). Cela est du sans doute au fait que je suis intervenu dans une langue qui n'est pas la mienne. Pour le cas où vous trouveriez quelque intérêt à la chose, je vous envoie les précisions suivantes sur mon intervention.
J'ai présenté tout d'abord quelques considérations critiques sur la place de l'instance matérialiste dans la conception gramscienne de la philosophie du marxisme. En effet, après bien des réflexions 0sur la question et après avoir longtemps défendu du mieux que je pouvais la conception gramscienne, j'en suis venu à penser que Gramsci est encore un peu trop prisonnier de la conception crocienne de l'historicisme. Pour aller à l'essentiel, je dirai qu'il n'y a aucune raison de traiter l'idée que la nature existe indépendamment de l'homme et de l'histoire comme un équivalent philosophique de la transcendance théologique. Je propose donc de réintroduire l'instance matérialiste dans la conception gramscienne de la philosophie du marxisme pour la rectifier sur ce point dans le mesure où cela est nécessaire. Entre autres raisons, la crise écologique nous oblige à disposer d'une conception de la nature qui nous permette de penser la finitude des ressources naturelles de la terre et la finitude de l'homme lui-même. Il faut bien sûr que ce matérialisme soit un « nouveau matérialisme » comme Marx lui-même le désigne dans la thèse 10 sur Feuerbach.
Cette critique ne m'empêche pas de défendre la définition gramscienne de la philosophie marxiste comme historicisme. Mais ce ne peut être un historicisme absolu. C'est un historicisme qui présuppose l'existence autonome de la nature et l'homme lui-même comme un être d'abord naturel. « L'immanentisme absolu » nous renvoie d'abord à Spinoza pour qui l'homme n'était pas un empire dans un empire. Toujours sur le plan philosophique, j'ai fait part de ma relative insatisfaction sur la difficile question des rapports de la théorie et de la pratique. Bien que très riche en vérité, la pensée de Gramsci sur ce point me semble encore en voie d'élaboration : elle hésite entre une théorie des distincts (d'origine crocienne) et une théorie de l'identité (d'origine gentilienne). Une combinaison de l'identité et de la distinction est peut-être possible mais difficile. On peut donc trouver dans les Cahiers telle ou telle formulation peu satisfaisante sur ce point, à côté d'autres qui le sont davantage.[END PAGE 50]
Dans la deuxième partie de mon intervention, j'ai voulu traiter des rapports entre structure et superstructures et de la critique de l'économisme. J'ai critiqué en 1967 les thèses de Bobbio sur la question et j'ai écrit un article intitulé « Gramsci théoricien des superstructures » où j'exposais ma propre interprétation de Marx et des Cahiers. Je pense toujours que le concept central des Cahiers est celui de « bloc historique » et c'est la raison pour laquelle je me suis dit à moi, même autant qu'aux participants du colloque, qu'il faudrait écrire aussi un essai intitulé « Gramsci théoricien de la structure ». En disant cela je ne voulais nullement suggérer qu'il y a une insuffisance de Gramsci à ce niveau, mais bien plutôt que les disciples de Gramsci n'ont peut-être pas pris suffisamment conscience de la richesse des Cahiers sur ce point.
Quant à l'économisme et à sa critique par Lenine d'abord, par Gramsci ensuite, il va de soi que je la considère comme essentielle. Mon propos est de montrer qu'elle a chez Gramsci plusieurs aspects dont certains sont insuffisamment compris. Le plus connu concerne l'importance de la politique et de la lutte pour l'hégémonie dans la construction d'un nouvel État. Le moins connu concerne l'impossibilité de séparer, si ce n'est par une démarche méthodologique consciente de ses limites, l'économique et les structures de l'État. On retrouve l'idée de « bloc ». On peut étudier les automatismes économiques d'un « marché déterminé », mais il faut savoir que le « marché déterminé » n'existe pas indépendamment des rapports de forces qui se condensent au niveau des structures de l'État et de sa législation.
Cet aspect-là de la critique de l'économisme implique que l'on s'aperçoive qu'il n'y a pas une seule acception de la « société civile » dans les Cahiers, mais deux (au minimum). Dans son deuxième sens la « société civile » n'est pas le lieu de la lutte pour l'hégémonie idéologico- culturelle, mais celui des activités économiques d'une structure économique déterminée. C'est lorsqu'il fait intervenir cette deuxième acception de la « société civile » (qui nous ramène au lexique de Marx) que Gramsci peut affirmer que « dans la réalité effective » l'État (avec son appareil de commandement juridique) et la « société civile » (comme lieu d'activité d'un homo oeconomicus déterminé) s'identifient. Togliatti a confondu ces deux sens, ce qui est très dommageable, en particulier pour la théorie de l'hégémonie. L'hégémonie est distincte de la dictature. Par contre affirmer l'identité du marché et de l'État, c'est liquider le mythe du marché autorégulé : le marché est toujours politiquement régulé. Un mot pour terminer sur les rapports entre crise économique et révolution. La pensée de Marx et d'Engels a été dominée par une conception mécaniste de ces rapports, malgré des approfondisse- ments notables de l'idée qu'ils se sont fait de la révolution. En ce sens la préface de 1859 doit être lue comme une autocritique. Malgré de multiples rectifications qui interviennent jusqu'à la mort d'Engels, il faut -me semble-t-il- attendre Gramsci pour que le marxisme soit vraiment débarrassé de la conception mécaniste des rapports entre crise économique et mouvement révolutionnaire.
Avec mes plus cordiales salutations; Jacques Texier